12:19
Témoignages (Extrait) / Par Maître Taleb Khyar ould Mohamed Mouloud*
 
						
						
						
					C’est ainsi que dans chaque texte de loi, on trouve deux rapports de droit , celui de la loi « stricto-sensu » telle que proclamée par l’assemblée nationale, et celui de la charia telle que révélée dans le coran, et illustré par la jurisprudence (Fikh), figurant en bonne place dans le préambule de la constitution comme « étant la seule source de droit » ; or, les juristes vous le diront ; chaque fois qu’un rapport de droit présente des points de contact avec plusieurs systèmes juridiques, le texte censé régir ce rapport gagne en ambiguïté.
A titre d’exemple ; en droit islamique, la prohibition du prêt avec intérêt est d’ordre public, alors qu’en Mauritanie , le code des obligations et des contrats limite cette interdiction aux prêts conclus entre personnes physiques.
Saisi d’un litige portant sur un prêt avec intérêt dont le débiteur soulève le caractère d’ordre public de la nullité sur le fondement de la charia, la question se posera au juge de savoir s’il faut annuler le contrat en faisant une application stricte des prescriptions du droit islamique, ou si préalablement à l’examen au fond, il devrait déterminer le caractère moral ou pas des parties au contrat de prêt, et rejeter l’annulation de la convention dans la première  hypothèse, ou la retenir dans la seconde.  
					
					
						
											
						
Les parties sont donc à la disposition du juge qui aura la faculté de privilégier l’une ou l’autre des solutions sans égard pour les moyens soulevés par les plaideurs ; le juge aura la latitude d’annuler le contrat parce que cette annulation relève de l’ordre public, selon la charia, comme il aura la latitude de valider le prêt, si les parties sont des personnes morales, conformément aux dispositions de la loi mauritanienne portant code des obligations et des contrats.
Qu’en sera-t-il si l’une des parties est une personne morale et l’autre, une personne physique ? Le code des obligations et des contrats est à cet égard silencieux, ce qui laisse la porte ouverte à une appréciation discrétionnaire du litige par le juge saisi.
Ce schisme structurel explique à bien des égards l’absence de sécurité juridique due au manque de prévisibilité des décisions émanant des pouvoirs exécutif, judiciaire ou législatif, pouvant s’articuler tantôt sur le fiqh malékite, ou au contraire sur le droit positif, selon l’orientation politique du moment, ou la culture juridique du juge chargé d’examiner le litige.
Cette ambiguïté n’est ni fortuite, ni contingente, mais bien au contraire, pensée, construite, élaborée , volontaire, entretenue ; ceux qui disposent d’une boîte à outils de juristes peuvent l’entrevoir en lisant nos textes de loi.
Elle est toutefois perceptible au grand jour, à travers l’appellation « République Islamique », choisie par les pionniers de l’indépendance pour désigner la Mauritanie naissante, juxtaposant de la sorte deux termes, dont le premier , « République » renvoie à une norme constitutionnelle, et le suivant, « Islamique » à une norme confessionnelle, le premier à un Etat de droit, et le second à un Califat.
Ce choix n’est pas anodin ; il vient rappeler l’existence d’une dualité structurelle et structurante préalable à la naissance de la Mauritanie, mais que les pionniers de l’indépendance pensaient pouvoir dépasser à travers une volonté politique affirmée d’asseoir le futur de ce nouvel Etat sur un pacte de stabilité conjuguant deux modes de gouvernance, réputés entretenir une relation historiquement conflictuelle.
Le défi était de taille, l’enjeu louable, la perspective ambitieuse, mais les leaders de l’époque ne se ménageront ni les moyens académiques ni ceux relevant de l’intendance propre pour réussir ce pari ; il en ira de même pour ceux qui vont leur succéder.
Il faut voir la main des entrepreneurs de violence dans cette impuissance à concilier les deux modes de gouvernance ; ils feront obstacle à tout effort visant à s’émanciper de cette relation conflictuelle ; ils dénonceront les porteurs de la norme confessionnelle comme des poseurs de bombes, et les constitutionnalistes comme d’irréductibles laïcs.
Cette vision manichéenne est au centre de toutes les conflictualités dont se nourrissent les entrepreneurs de violence, mettant gravement en péril le vivre-ensemble, la cohésion sociale.  
On s’y est pourtant essayé, à l’Etat- Nation, pendant les premières années de l’indépendance, et le peuple y a cru.
Pendant ce petit bout de temps, ce laps de temps, cette unité infinitésimale dans l’histoire d’une nation, à peine cinq ans, tout le monde s’est convaincu de la mise en place définitive de l’Etat-Nation ; il est vrai que les apparences étaient là ; le libre accès au service public, l’égalité des chances au recrutement, l’école républicaine, les espaces de loisirs et de liberté, et surtout, mais alors surtout, le choix politique apparent de l'interculturalité sur celui de la pluri-culturalité…..En un mot, on peut affirmer qu’à cette époque, la citoyenneté était une valeur nationale, enseignée, vécue, partagée.
Ce moment n’allait point survivre au basculement de ce pays vers le mono- culturalisme, lorsque les gouvernants en place décidèrent en 1966 d’ériger la langue d’une seule nationalité, l’arabe, comme unique langue d’enseignement, donc comme unique moyen de promotion sociale et économique.
La Mauritanie venait de basculer brutalement, violemment, de manière inattendue, imprévisible, vers un Etat ethnocentrique, au détriment des communautés négro-africaines, lesquelles sentant leur ghettoïsation culturelle prochaine allaient exprimer leur mécontentement à travers des émeutes, noyées dans le sang.
Rien ne sera plus comme avant ! Finie l'interculturalité, fermée l’école républicaine, jetée aux oubliettes le service public et l’égalité des chances …. Le quotidien des mauritaniens sera désormais rythmé par les replis identitaires.
Cette ghettoïsation culturelle des négro-africains de Mauritanie allait se poursuivre, et constituer la matière, le souffle, la flamme, la substantifique moelle de courants politiques suprémacistes arabophones qui deviendront des canaux privilégiés de recrutement au sein des principaux leviers du pouvoir que sont l’administration, l’armée et la justice.
Cette superstructure mise en place de manière volontaire, réfléchie, planifiée, soutenue et entretenue à coups de recrutements discriminatoires, de messages haineux, parfois dissimulés, tantôt divulgués haut et fort, toujours canalisés par des partis politiques créés à cet effet, allait inévitablement déboucher sur le génocide des années 80 , où des milliers de négro-africains furent assassinés à bout portant, ensevelis dans des fosses communes, les survivants se voyant soumis à toutes sortes d’actes dégradants et humiliants, avant d’être expropriés, puis déportés en masse vers les pays voisins.
Qui, dans ces conditions, oserait parier sur un avenir serein de la Mauritanie ?
Qu’on y songe ! La divine justice veille.
Caïn croyait qu’en mourant, il serait libéré de l’œil témoin de l’assassinat de son frère ; Il n’en sera rien ; de la même manière que cet œil l’aveuglait de son vivant , y compris en troublant ses sommeils, de cette même manière, cet œil ne s’arrêtera pas de le persécuter jusque dans son tombeau comme pour lui dire ; je suis témoin de ce que tu as fait à ton frère, j’ai tout vu jusqu’aux moindres détails ; l’embuscade qui t’a permis de le surprendre, le roc que tu as choisi pour lui fracasser le crâne, les efforts entrepris pour l’ensevelir en mimant les gestes du corbeau creusant le sable, puis ensevelissant le creux ; j’ai également vu comment tu as essayé vainement de faire disparaître les traces de sang de ta victime qui remontaient à la surface malgré les efforts que tu déployais inlassablement mais vainement pour les enfouir ; oui ! J’ai tout vu ; cette terre qui refusait d’absorber le sang de ta victime, et dont des gouttes d’un rouge pourpre rejaillissaient, marquant de manière indélébile la surface de la motte retournée pour les faire disparaître.
Au jugement dernier, le roc avec lequel tu as fracassé le crâne de ton frère viendra témoigner, le sang dégoulinant de sa tête viendra témoigner, le sable dans lequel tu as enseveli son corps sans vie viendra témoigner, le corbeau qui t’a indiqué la manière de faire disparaître son corps viendra témoigner….
Ce seront tous des témoins à charge qui rapporteront chacun, en ce qui le concerne, les circonstances du crime prémédité que tu as commis ; ils en rapporteront les circonstances avec force détails, de manière minutieuse, appuyée ; tes mains, tes bras , tes jambes qui t’ont porté jusqu’aux lieux du crime seront aussi parmi les témoins à charge qui viendront également t’accabler.
Qu’on ne s’y trompe pas ! Les vociférations funéraires des morts de la vallée, tous ces corps de femmes, d’hommes et d’enfants criblés de balles, ensevelis en masse dans des fosses communes, continueront de hanter la vie de tous les mauritaniens, dirigeants comme dirigés, et la vallée ne se résoudra jamais à voir nuls autres que ses enfants y vivre sereinement……………
Avocat à la Cour.
Ancien membre du Conseil de l’Ordre.