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01-07-2025

09:54

RGPH 2023 : Croissance démographique, fractures sociales et vérités cachées

Introduction : une prouesse technique, un défi stratégique

Le 17 juin 2024, le ministère mauritanien de l’Économie et des Finances a rendu publics les résultats finaux du cinquième Recensement Général de la Population et de l’Habitat (RGPH 2023), réalisé par l’Agence Nationale de la Statistique et de l’Analyse Démographique et Économique (ANSADE).

Avec un chiffre officiel de 4.927.532 habitants et un taux de croissance annuel stabilisé à 3,1 % (ANSADE, 2024a), le gouvernement a salué une étape décisive dans la consolidation de son appareil statistique, indispensable pour piloter les politiques publiques nationales.

Cependant, derrière ce tableau optimiste se dessinent des faiblesses structurelles, des zones d’ombre méthodologiques, mais surtout une question cruciale d’exploitation effective de ces données pour corriger les déséquilibres sociaux historiques.

Cette lecture critique est un regard rigoureux, nourri de comparaisons chiffrées, sur ce recensement, en particulier à travers le prisme de l’inclusion sociale, notamment pour les Communautés Discriminées sur la base de l'Ascendance et du Travail (CDWD).

Des chiffres en hausse : une démographie en accélération déséquilibrée

Les résultats du RGPH 2023 confirment une dynamique démographique soutenue. Entre 2013 et 2023, la population mauritanienne est passée de 3.537.368 habitants à 4.927.532, soit une augmentation brute de 1.390.164 personnes en dix ans. Cela représente une croissance globale de 39,2 % sur la période (ANSADE, 2024a ; ANSADE, 2015). Cette augmentation correspond à une croissance annuelle moyenne de 2,9 % en 2013 contre 3,1 % en 2023, marquant une légère accélération.

Dans le même temps, le nombre total de ménages est passé de 612.513 ménages en 2013 à 834.352 ménages en 2023, soit une progression de plus de 36 %. Ce dynamisme contraste avec une stabilité apparente de la taille moyenne des ménages, passant de 6,0 personnes par ménage en 2013 à 5,9 personnes par ménage en 2023.

Cette évolution, relativement cohérente avec les prévisions démographiques de la Banque mondiale (Banque mondiale, 2024), masque cependant de fortes disparités internes. La capitale, Nouakchott, concentre désormais près de 1,4 million d’habitants, soit près d’un tiers de la population totale du pays, tandis que d’autres pôles urbains comme Nouadhibou ou le corridor fluvial au sud enregistrent également une forte poussée démographique. A contrario, les wilayas désertiques (Adrar, Tiris Zemmour, Inchiri) restent faiblement peuplées.

Analyse critique des données démographiques

La progression démographique globale cache de profondes fractures territoriales et sociales, peu mises en lumière par le rapport officiel. De larges segments de la population vivant dans les zones rurales périphériques, les quartiers informels de Nouakchott, Nouadhibou ou Rosso, ainsi que dans les zones périurbaines du sud, sont composés majoritairement de descendants d’esclaves, communément identifiés comme CDWD.

Plusieurs études indépendantes, notamment le rapport 2023 d’Action Contre la Faim (ACF), indiquent que près de 60 à 70 % des ménages vivant dans ces conditions de pauvreté structurelle appartiennent précisément à ces groupes (ACF, 2023). Ces populations souffrent d’exclusion multidimensionnelle : faible accès à l’éducation, au logement, à la santé, à l’emploi formel et, parfois, à l’état civil. Or, ces dimensions sont totalement absentes de l’analyse du RGPH 2023.

Cette lacune est d’autant plus grave que les Communautés Discriminées sur la base de l’Ascendance et du Travail constituent plus de 50 % de la population nationale, ce qui en fait l’écrasante majorité démographique du pays. L’inexistence de données désagrégées les concernant dans un recensement de cette ampleur traduit un effacement statistique lourd de conséquences politiques. Cette invisibilisation empêche non seulement d’appréhender l’ampleur réelle des inégalités socio-économiques, mais elle prive également ces communautés de la possibilité d’être reconnues dans leurs droits, leurs besoins spécifiques, leurs urgences vitales.

En l’absence de telles données, aucune politique publique sérieuse, orientée et durable ne peut prétendre répondre aux défis du développement en Mauritanie. La prise en compte spécifique des préoccupations essentielles et existentielles de ces communautés doit constituer la base éthique et politique de toute stratégie de développement réellement inclusive.

Pire encore, dans certaines communes rurales du sud, le taux d’analphabétisme dépasse 55 %, atteignant près de 70 % chez les femmes appartenant à ces groupes (UNESCO, 2023). La mortalité maternelle, quant à elle, reste dramatiquement élevée avec 766 décès pour 100.000 naissances vivantes en 2023, affectant principalement ces populations marginalisées (FNUAP, 2024).

À ces réalités s’ajoute un urbanisme désorganisé. Plus de 40 % des habitants de Nouakchott résident aujourd’hui dans des quartiers informels, souvent sans accès durable à l’eau potable ni à l’assainissement (ACF, 2023). Ces quartiers concentrent massivement les populations issues des CDWD, victimes de discriminations historiques et contemporaines.

Limites méthodologiques et lacunes critiques

Bien que le RGPH 2023 revendique sa conformité aux standards internationaux, plusieurs limites structurelles entachent la portée réelle de ce recensement :

1️. Sous-recensement probable des populations marginalisées

Les zones rurales enclavées du Gorgol, du Brakna et du Guidimakha, ainsi que les quartiers périphériques informels, n’ont probablement pas été recensés de manière exhaustive. Le rapport de l’ANSADE ne mentionne d’ailleurs aucun taux d’omission estimé, ce qui affaiblit la crédibilité statistique de l’opération (ANSADE, 2024a).

2️. Absence d’indicateurs sociaux et statutaires sensibles

Contrairement aux pratiques statistiques désormais adoptées au Mali et au Sénégal, le recensement mauritanien n’a pas intégré de modules permettant d’appréhender les dynamiques discriminatoires fondées sur l’origine sociale ou le statut juridique (OIT, 2020 ; ACF, 2023). Cette lacune méthodologique perpétue l’invisibilisation statistique des CDWD, qui constitue pourtant l’enjeu central pour la planification démocratique et équitable du développement national.

3️. Faible exploitation des données pour l’analyse sociale

La base de données de 10 % d’échantillon annoncée (ANSADE, 2024a), censée faciliter la recherche académique, demeure insuffisante pour permettre une analyse rigoureuse et indépendante des fractures socio-économiques du pays.

Croissance démographique incontrôlée et exclusion structurelle

Cette croissance, si elle se poursuit au rythme actuel, pourrait porter la population mauritanienne à 7 millions d’habitants à l’horizon 2040 (Banque mondiale, 2024). Or, sans politiques publiques ciblées et inclusives, cette trajectoire risque d’approfondir les inégalités structurelles qui touchent principalement les CDWD.

Loin de refléter un « développement équilibré », ces chiffres bruts risquent de masquer un creusement alarmant de la fracture sociale, visible notamment dans le différentiel d’accès à l’éducation, à l’emploi et aux services sociaux de base.

Recommandations stratégiques

1️. Introduire des modules d’enquête spécifiques sur l’appartenance sociale et le statut juridique, notamment sur la situation des descendants d’esclaves et des ex-affranchis.

2️. Ventiler systématiquement les données par régions, par sexe, par tranche d’âge et par catégories socioéconomiques, afin de mieux cibler les actions de développement.

3️. Mettre à disposition ces données non seulement aux institutions publiques, mais aussi aux ONG spécialisées, aux universitaires et aux chercheurs indépendants, pour permettre des analyses croisées avec les données issues d’enquêtes indépendantes.

4️. Conditionner une partie des aides budgétaires internationales à la production régulière de statistiques sociales désagrégées, afin d’obliger l’appareil étatique à intégrer ces dimensions fondamentales dans les politiques publiques.

Conclusion : un défi éthique et démocratique

Le RGPH 2023 constitue une avancée technique incontestable. Mais la donnée brute ne fait pas justice sociale. Sans un effort délibéré pour utiliser ces résultats au service des populations historiquement discriminées, le recensement risque de se transformer en exercice bureaucratique vide de sens démocratique.

Le combat pour une Mauritanie inclusive et équitable passe par l’instauration d’un véritable droit de cité statistique pour les CDWD, préalable nécessaire à toute dignité, reconnaissance et participation effective à la vie nationale.

Références

● ANSADE. (2024a). Résultats définitifs du RGPH 2023. Agence Nationale de la Statistique et de l’Analyse Démographique et Économique.

● ANSADE. (2015). Résultats globaux du RGPH 2013. Ministère de l’Économie et des Finances.

● Action Contre la Faim (ACF). (2023). Rapport sur la pauvreté multidimensionnelle en Mauritanie. ACF Mauritanie.

● Organisation Internationale du Travail (OIT). (2020). Esclavage et discriminations fondées sur l’ascendance : étude de cas sur la Mauritanie.

● FNUAP. (2024). Rapport annuel sur la santé reproductive et la démographie en Mauritanie. Fonds des Nations unies pour la population.

● Banque mondiale. (2024). Perspectives économiques et démographiques de la Mauritanie.

● UNESCO. (2023). Statistiques mondiales de l’alphabétisation : Mauritanie. Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture.

Par Cheikh Sidati Hamadi

Expert Senior en Droits des CDWD (Communautés Discriminées sur la base de l'Ascendance et du Travail)

Chercheur Associé, Analyste, Essayiste





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