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31-03-2014

19:34

Les producteurs de l’Histoire mauritanienne (9)

Adrar-Info - La tripartition statutaire, émirs et émirats comme embryons d’États.

Comme l’a noté Raymond Taylor (2002b, et Taylor a, supra), une bonne partie des travaux sur la société bidân est restée centrée — en dehors du thème de l’islam — autour des questions de la tripartition statutaire et de l’émergence des émirats. Dans ce contexte, Charles Stewart a été le premier universitaire à remettre en question des idées acquises sur les émirats et les émirs bidân.

En effet, alors que tous les auteurs coloniaux et post‐coloniaux qui ont suivi affirmaient avec force l’existence historique des quatre émirats bidân et accordaient aux émirs une autorité incontestée et supérieure à celle des « chefs de tribu », Stewart s’est opposé à cette manière de voir.

Certes, il ne conteste pas l’existence des « quatre émirats maures » du Trârza, Brâkna, Tagânet et Adrâr (Stewart 1973 : 86‐90). Néanmoins, il souligne que c’étaient les colonisateurs français qui avaient assumé, dès le début du XIXe siècle, que le Trârza et le Brâkna constituaient des émirats, avec à leur tête des émirs, et qu’ils organisaient leur politique générale en fonction de cette vision des choses (Stewart 1973 : 93).

Stewart note d’abord que le titre « émir » était donné par les Français aux principaux chefs guerriers, mais le sens accordé à ce titre dans le contexte mauritanien était très éloigné du terme de l’arabe classique ‘amîr : chef politique supérieur (commander en anglais) (Stewart 1973 : 56, note 1).

Il note également : « (…) Les soi‐disant “émirs“ n’avaient ni pouvoir ni autorité inhérente à leurs positions. Leur influence dépendait plutôt de leur personnalité, de leur patronage, de leur position sociale et de la composition de la jamâ’a parmi les tribus hassân dominantes de la région.

Les tentatives des Français pour diviser les prétendants aux “émirats”, ou pour conserver tel “émir” ou sa famille dans le giron de Saint‐Louis, bien loin de faire émerger un seul prétendant, contribuèrent à rendre plus complexe encore l’équilibre des pouvoirs dans la société segmentaire maure. Le seul groupe de dirigeants qui disposait du même pouvoir discrétionnaire que les Français avaient attribué aux émirs hassân étaient les chefs zwâya, comme Shaikh Sidiyya et que seul Faidherbe semblait apprécier.(22)
» (Stewart 1973 : 93).

Pour Stewart, au XIXe siècle, le prix de la gomme arabique et les coutumes payées aux « rois » par les Français augmentèrent le statut et le pouvoir économique des familles guerrières dominantes, ce qui conduisit tout naturellement à une intensification des luttes et des compétitions au sein des groupes guerriers. Les conflits et les tensions parmi ces groupes, divisés couramment en factions (hazb), étaient fréquents (Stewart 1973 : 94) et concernaient les émirats (Stewart 1973 : 87‐90), mais également les groupes dits religieux (Stewart 1973 : 96‐97).

Enfin, cette situation politique marquée par des luttes et des alliances ne concernait pas seulement les Bidân mais aussi les voisins Wolof, Halpular’en, Mandé, et les groupes tributaires (Stewart 1973 : 94‐95). La division de la société bidân en trois groupes — guerrier, religieux et tributaire — n’est pas contestée par Stewart. Il fonde ses hypothèses sur les traditions orales de la gebla et suit pour l’essentiel les termes de ce qui est pour lui « le mythe de fondation de Sharbubba ».

L’assertion est intéressante car elle remet en question les implications sociales de cet événement en tant que fait de représentation. Il aurait pu souligner le caractère régional de ce mythe de fondation, mais choisit plutôt de généraliser son hypothèse, en affirmant qu’il s’agissait là d’un mythe des Bidân (Stewart 1973 : 54 et sqq.).

La conclusion centrale de Stewart sur cette question de la stratification sociale est que la distinction entre guerriers et religieux servait à renforcer les autorités séparées des guerriers et des religieux(23). En effet, il note que les émirs avaient une autorité temporelle faible, ils ne contrôlaient pas le processus de fusion ou de fission des groupes, alors que les eshaykh religieux agissaient comme des arbitres spirituels avec une influence considérable dans les affaires politiques et dans la cohésion de la société bidân toute entière (Stewart 1973 : 64).

De son côté, Abdel Wedoud ould Cheikh (1991, 1997, 2001) défend la tripartition statutaire de la société bidân et attribue un rôle « historique » central à Sharbubba et aux « quatre émirats maures ». D’après lui, « l’histoire politique de la société maure, si l’on ne veut pas se perdre dans le dédale interminable des assassinats, des vendettas en chaîne et des conflits locaux, est avant tout l’histoire des ensembles politiques constitués à leur profit par les aristocraties guerrières » (Cheikh 1985 : 232). Néanmoins, il se contente de donner des explications toutes faites à cet état de choses, en se fondant sur Ibn Khaldûn ; il affirme ainsi simplement que c’est l’islam qui aurait assuré le passage « de la tribu à l’émirat » chez les Bidân (Cheikh 1985 : 679‐680).

Les travaux de P. Bonte : tripartition, émirats et histoire régionale de l’Adrâr.

Les travaux de P. Bonte sont probablement les plus prolifiques sur la Mauritanie après ceux de Paul Marty. Ils concernent de manière prioritaire l’émirat de l’Adrâr, longuement étudié dans son travail de thèse de doctorat (1998a), qui synthétise ses textes précédents (Bonte 1975, 1979, 1981, 1982, 1991, 1993).

Notons également que ses publications ultérieures sur la Mauritanie sont issues de cette thèse (Bonte 1998b, 1998c, 2000a, 2000b, 2001, 2003, 2006). L’influence de cet auteur dans les travaux contemporains mérite que l’on s’attarde sur la critique de sa méthode qui pose des problèmes conceptuels importants. En effet, tout en ayant une formation d’anthropologue et faisant partie du prestigieux Laboratoire d’anthropologie sociale (LAS) fondé par Levi‐Strauss à Paris, Bonte a développé de manière prioritaire les études sur l’histoire des Bidân de l’Adrâr au détriment des analyses proprement anthropologiques de la société bidân.

Ce choix, qui s’est affirmé au cours des années, notamment après 1982, ne pose pas de problème en soi, si ce n’est qu’il relève des difficultés majeures sur la relation entre anthropologie et histoire. Avant d’étayer cette proposition, je voudrais évoquer des points problématiques dans le cadre strictement anthropologique. Pierre Bonte place la notion de « tribu » à la base de ses analyses et de ses descriptions de ceux qu’il continue à nommer les « Maures ».

Comme je le notais précédemment [Villasante Cervello a supra], cette vision de la « tribu » comme « système politique global » peut être située à la confluence des influences coloniale et orientaliste, au sens où les entend E. Said (1978). En effet, cet auteur n’a jamais tenu compte des arguments lumineux de Said sur les notions employées par les Occidentaux pour parler des « Orientaux », il a seulement justifié ce choix conceptuel à partir d’une conception empiriste en affirmant que la « tribu arabe » est une « réalité nommée » chez les Bidân et chez les Arabes en général (Bonte 1991).

Cependant, sans expliquer comment une telle « réalité » aurait pu se reproduire dans le temps, sans changements majeurs chez les « Arabes » (ce qui laisse de côté d’autres peuples semblables), Bonte nous dit qu’il faut considérer cette « tribu » d’un point de vue structurel. La structure tribale est ainsi posée comme fait d’invariance à valeur universelle et intemporelle. Ces hypothèses, qui s’expriment dès 1979 à partir d’une critique de la théorie de la segmentarité, débouchent sur la présentation d’un « modèle égalitaire et hiérarchique » qui se trouve à la base de la structure tribale des Bidân.

L’égalité faisant référence à la commune appartenance des membres des « tribus » et la hiérarchie aux différences statutaires entre leurs membres, et qui s’exprimerait par les alliances matrimoniales et politiques impliquant des luttes factionnelles (Bonte 1979, 1982, 1991, 1998a). Ce double modèle égalitaire et hiérarchique présente l’intérêt central d’évoquer — contrairement à la théorie de la segmentarité qui suppose une parfaite égalité entre les segments qui composent les « tribus » (Evans‐Pritchard 1940, 1949, Gellner 1969, 1981) —, l’existence de la hiérarchie statutaire dans des groupes supposés être « égalitaires » et exclusivement patrilinéaires.

Notons ici que ces hypothèses anthropologiques en vogue dans les années 1940‐1970 n’étaient pas très éloignées des observations coloniales sur les « sociétés égalitaires et démocratiques du Nord de l’Afrique », évoquées par Paul Marty par exemple. À cette différence près que les colonisateurs relevaient une telle observation « à l’oeil nu » et s’en servaient à des fins de contrôle politique des populations colonisées, alors que les anthropologues de l’époque tentaient de comprendre les raisons de cet état de choses.

Cela étant posé, la proposition de Bonte n’était pas sans liens avec les théories sur la hiérarchie et sur l’égalité développées par les anthropologues sociaux Louis Dumont (1966) et Françoise Héritier (1996) et qui restent dans l’ombre lors de la présentation du dit modèle. Appliquée au champ « maure », le modèle égalitaire et hiérarchique explique, d’après Bonte, l’émergence des « émirats » qui sont, pour lui, des proto‐États, fondés sur la transmission héréditaire du pouvoir dynastique au sein d’une maison.

Or, on se souvient que cette idée avait déjà été explicitée par Paul Marty lorsqu’il parlait des successions politiques des maisons princières, précisant que la « première » (chez les Bidân) eut lieu lorsque Haddi hérita du pouvoir politique de son père chez les Trârza (Marty 1918 : 64). En outre, dans un langage plutôt théorique, mais qui trahissait néanmoins les préoccupations de l’anthropologie marxiste française des années 1970‐1980, Bonte a expliqué que le modèle segmentaire de l’égalité (politique) des segments caractérise les « tribus religieuses maures », contrairement au modèle factionnel qui, étant fondé sur la hiérarchie (politique), caractériserait plutôt les « tribus guerrières maures » (Bonte 1979, 1982).

Notons au passage que le facteur de l’islam, si important pour Cheikh (1985), n’est pas du tout mentionné par Bonte dans ses hypothèses initiales. Par ailleurs, l’opposition entre « tribus religieuses‐segmentaires » et « tribus guerrieres‐factionnelles » n’est pas explicitée ni discutée, elle est simplement présentée comme pétition de principe.

Enfin, Bonte explique la naissance de la « structure émirale maure » à partir de l’analyse exclusive du cas de l’émirat de l’Adrâr, en affirmant que c’est le passage des luttes segmentaires aux luttes factionnelles qui a fait émerger un pouvoir politique distinct du politique tribal. Un pouvoir émiral fondé sur des luttes factionnelles (allant au‐delà des luttes segmentaires entre groupes de parents) et sur sa fixation au sein d’une lignée de chefferie.

Dans ce cadre, la division de la société bidân en « trois ordres » est présentée comme l’alpha et l’oméga de son explication théorique que l’on peut énoncer ainsi : les émirats maures se fondent sur la division en trois ordres : guerrier, religieux et tributaire ; ils sont nés à travers le passage des luttes segmentaires aux luttes factionnelles et ils se sont reproduits sur la base de la relation politique entre guerriers et tributaires (qui alimentaient les premiers) (Bonte 1982, 1998a, 2001, 2006).

Disons d’abord que ces positions conceptuelles rappellent immanquablement l’historiographie européenne avec ses trois états — noblesse, clergé et paysannerie — situés à la base de la féodalité au Moyen‐Âge. Mais elles ignorent aussi les analyses qui contredisent un tel modèle émiral de l’Adrâr, à partir duquel Bonte généralise ses vues aux trois autres émirats ; en particulier la situation des systèmes politiques de l’Est mauritanien sur lesquels j’ai effectué ma thèse (Villasante‐de Beauvais 1995) sous la direction formelle de P. Bonte.

Dans ce travail de longue haleine, j’ai tenté de montrer que les référents religieux et guerriers ont joué et jouent encore un rôle central dans le système politique et social bidân mais que cette distinction idéale et normative, aboutissant à des spécialisations des savoirs et des visions du monde relativement différentes, ne donnait pas lieu à l’émergence de statuts fixes. Autrement dit, l’opposition entre forces humaines et forces divines, communes à la plupart des sociétés humaines, n’est pas forcément fondatrice de classements sociaux fermés.

De plus, dans l’Est du pays ces classements ne sont pas du tout liés à l’évènement de Sharbubba qui est quasiment inconnu en dehors des cercles d’érudits locaux(24). Dans ce cadre, le groupe tributaire occupe une place statutaire temporaire et provisoire qui n’a pas de rapport avec les deux référents guerriers et religieux. Les statuts sociaux reconnus par les Bidân sont ainsi relatifs et changeants dans le temps, ils peuvent être distingués en trois groupes mais aussi associer les deux uniques référents guerriers et religieux en un seul, comme dans le cas de la confédération des Ahl Sîdi Mahmûd, qui se reconnaissent guerriers‐religieux à la fois.

Dans la région où celle‐ci s’est développée, le Taganet‐Assâba, un groupe guerrier (Idaw’ish) a forgé un pouvoir politique dit « émiral » par les colonisateurs, mais qui en fait n’a duré qu’une trentaine d’années avant de se diviser définitivement en deux qabâ’il, les Shratit et les Abakâk. Ici comme ailleurs, les statuts et les rattachements « tribaux » ont été fixés par les administrateurs et c’est cette réalité transformée par la colonisation qui est confondue par des chercheurs comme Bonte avec le « passé proto‐étatique des Maures » (Villasante‐de Beauvais 1995, 2000c, Villasante Cervello 2002 : 77, 2003b).

Dans la même veine, Raymond Taylor (1996) a souligné que les études sur les « quatre émirats » ont été effectuées sans établir de relations entre eux. Dans un texte consacré à cette question, Taylor (2201 : 53) note : « Au sein de la modeste littérature sur l’histoire précoloniale de ce qui est aujourd’hui la Mauritanie, aucune question n’a attiré autant de controverses ces dernières années que celle des émirats. (…) Il pourrait paraître bizarre que des questions si obscures aient attiré des débats si énergiques.

Comme c’est souvent le cas, cependant, l’enjeu est plus important que les questions spécifiques dont il est discuté. Implicitement, le débat sur les émirats rejoint des questions fondamentales sur la manière dont nous comprenons les changements historiques dans les sociétés pastorales, et les catégories de pouvoir, d’ethnicité et de hiérarchie qui sont adoptées (et contestées) dans la Mauritanie contemporaine. Malgré la diversité des opinions avancées, certaines hypothèses communes caractérisent la plupart des positions au sein de ce débat.

Ces positions, je crois, ont limité le caractère pertinent de cette littérature à l’intérieur de l’historiographie plus large du Nord et de l’Ouest africain. Un réexamen de ces hypothèses pourrait permettre de progresser dans l’historiographie de la Mauritanie et déboucher sur une meilleure perspective de la société mauritanienne aujourd’hui.

Tout d’abord, il y eut une tendance marquée pour isoler l’étude sur les émirats de l’histoire plus large de l’ethnicité et des changements culturels dans le pays. L’histoire de l’émirat précolonial a largement été inscrite dans celle des Bidân, le groupe arabophone ethnique dominant dans la Mauritanie contemporaine. Implicitement, une telle approche risque de projeter sur le passé des hiérarchies modernes de culture, d’ethnicité et de “ race ”
.

En deuxième lieu, le débat a tenté de relier entre elles des descriptions composites de l’émirat précolonial, des descriptions basées sur des anecdotes, et des preuves présentées d’une manière anachronique à partir des différentes régions au cours des différentes périodes. » L’enjeu de l’étude des émirats est en effet considérable car il est en relation directe avec la construction contemporaine de la place des catégories identitaires, de pouvoir et de hiérarchie en fonction du passé historique.

Dans ce sens, il est clair que les travaux de Bonte isolent le thème émiral et le renferment dans une seule « histoire », celle des arabophones bidân, à l’exclusion des autres groupes ethniques (Znâga, Wolof, Halpular’en, Mandé) qui ont participé à l’histoire de cette région saharo‐sahélienne.

Au fil du temps, la perspective théorique adoptée par Bonte à partir du seul cas de l’Adrâr (devenu, en l’absence d’autres travaux parallèles, un cas paradigmatique et infalsifiable) n’a cessé de se durcir à partir de notions néocoloniales, orientalistes ou simplement culturalistes, qui posent la « tribu arabe » et « l’islam » comme des essences identitaires chez les Bidân et les Arabes en général.

Il a réitéré ses manières de voir dans deux articles récents ainsi que dans un texte consacré aux « dynasties émirales », publié dans un livre qu’il a codirigé, dont le titre suggestif est Émirs et présidents ; Bonte (2001 : 189‐190) écrit : « Au Sahara occidental, plus précisément entre les pâturages chameliers des piémonts de l’Atlas et les rives du fleuve Sénégal, se sont constitués aux XVI‐XVIIIe siècles quatre émirats : dans l’ordre de leur apparition historique, le Trârza, le Brâkna, l’Adrâr et le Tagânt. Organisée autour d’une lignée émirale, chacune de ces formations politiques coiffe, dans un espace territorial relativement défini (…), un ensemble de tribus.

Celles‐ci sont elles‐mêmes réparties selon une hiérarchie statutaire d’ordres qui distingue les hassân, guerriers d’origine arabe ma‘qil, les zawâya, gestionnaires du sacré, et les tributaires znâga réputés d’origine berbère. (…)

Les émirats ont été créés par les Banî Hassân qui s’implantent au Sahara occidental à partir du XVe siècle et contribuent à son arabisation ; toutefois, l’un d’eux, le Tagânt, a été fondé par une lignée d’origine berbère lamtûna considérée, de par ses fonctions politiques et sa position statutaire comme hassân, voire ‘arab, c’est‐a‐dire noble. Les émirats s’organisent autour de la relation hassân/znâga, de nature économique, statutaire et politique.

Le groupe zawâya, détenteur du savoir islamique (…), dessine simultanément le modèle d’une contresociété centrée sur les valeurs politiques et religieuses de l’islam, alimentées par les mouvements théocratiques qui ont inspiré le mouvement almoravide au XIe siècle et animent encore les initiateurs berbères de Shar Bubba au XVIIe, juste avant la création de l’émirat du Trârza et dans la région même qu’il recouvre.

Ces modèles musulmans du politique, auxquels n’échappent pas les émirats, puisque le titre d’amîr emprunte à ce registre [Cheikh 1997], contribuent à brouiller l’identification de la nature de ces pouvoirs émiraux (…) Ils ne présentent que de manière embryonnaire les traits administratifs et politiques attribués au makhzen (État) maghrébin et dans cette même perspective maghrébine, que relayent volontiers les zawâya sahariens, relèveraient plutôt de la siba, de l’absence d’ordre politique. » (C’est moi qui souligne en italiques, les termes non français sont transcrits sans italiques).

Ainsi donc les émirats ont des traits proches du makhzen marocain, ils ont des frontières, ils ont été créés par des Arabes (et le seul qui ne l’a pas été, l’émirat des Idaw’ish, est malgré tout reconnu comme tel), ce sont ces guerriers arabes qui ont arabisé le pays, la société est divisée en trois ordres et la relation guerriers/tributaires, sur laquelle se fondent les émirats, est également une opposition ethnique Arabes/Berbères.

Cette perspective néocoloniale a incorporé depuis quelques années les références aux orientalistes allemands, à l’islam et aux idées d’Ibn Khaldûn sur la parenté (nasab) et la « solidarité tribale » (‘asabiyya) comme éléments de légitimation des « émirats maures ». Ces derniers sont présentés désormais comme des « modèles musulmans du politique », au sujet desquels les preuves apportées semblent particulièrement pauvres et insuffisamment argumentées. C’est ce qui ressort d’un texte publié par Bonte en 2006, (Individualism, Factionnalism and Tribes in Moorish Societies), dont je cite ici la version originale en français25 :

« Leur société [maure] présente deux traits remarquables. D’une part, elle est uniformément organisée dans un cadre tribal qui présente les caractéristiques de la tribu bédouine, patrilinéaire et segmentaire, dont ces populations partagent par ailleurs le mode de vie pastoral et nomade ; l’idée d’une conquête du pays par des tribus arabes d’origine hilalienne entre le XIIIe et le XVe siècle (Norris 1986) conforte cette assimilation et a entraîné une forte arabisation linguistique, culturelle et généalogique des populations sahariennes, bien que leurs origines berbères premières restent vraisemblables.

D’autre part, ces tribus sont classées selon les hiérarchies statutaires et politiques qui varient selon les périodes et les lieux, faisant de cette société saharienne un véritable “ laboratoire ” de l’organisation tribale. On distingue en effet, dans le centre et le Sud de la Mauritanie actuelle, des tribus rassemblées au sein des émirats, constitués depuis la fin du XVIIe siècle avec une certaine assise territoriale : une centralisation politique embryonnaire s’accompagne de la fixation des hiérarchies statutaires en “ ordres ” entre lesquels se répartissent ces tribus.

Dans l’Est du pays se sont établies de puissantes chefferies, fondées sur les valeurs guerrières ou religieuses, regroupant sous une même étiquette tribale des lignées d’origine hétérogène, qui entrent en compétition pour le contrôle de l’espace pastoral et politique. Dans le Nord du Sahara occidental, on retrouve ces mêmes confédérations tribales mais sans chefferies centralisées (…)
» (Bonte 2004, page 1, trad. anglaise 2006 : 98‐99). (C’est moi qui souligne). 25 P. Bonte, « Individus, factions et tribus dans la société maure », manuscrit original en français.

L’éditeur du livre dans lequel est paru ce texte traduit en anglais, Dawn Chatty, m’avait demandé de faire des commentaires à la contribution de P. Bonte, raison pour laquelle elle m’a envoyé le manuscrit en juin 2004. Cette demande était liée à ma propre participation dans cet ouvrage collectif avec une contribution sur la manipulation du fait politique « tribal » en Mauritanie (Villasante Cervello, From the Dissappearance of « Tribes » to Reawakening of the Tribal Feeling, in Nomadic Societies in the Middle East and North Africa, 2006 : 144-175).

Ces propositions qui mélangent des hypothèses théoriques avec des faits d’histoire non étayés restent inchangées depuis les premières publications de l’auteur (1979, 1981a, 1981b, 1982). Le thème de l’arabisation ancienne, qui considère les origines berbères « vraisemblables », revient également sans cesse dans la plume de Bonte(26) et, comme les auteurs coloniaux, il ne tient nullement compte du grand métissage entre populations locales berbères et africaines anciennes et modernes.

La revendication exclusive de l’arabité est par ailleurs l’un des piliers de l’histoire nationale en voie de construction. Or, comme le note Taylor (2201 : 54), « l’un des grands défis auxquels est confronté l’historiographie mauritanienne est l’exploration de l’influence des communautés znâga, wolof, tukolor‐fulbe, soninké ou mandé, sur le développement des pratiques politiques, émirales ou autres. »

À côté de ces thèmes récurrents, la place de l’islam et d’Ibn Khaldun n’ont cessé de grandir depuis la soutenance de thèse de Bonte en 1998, dont une partie, destinée au public mauritanien, a été publiée la même année (Bonte 1998c, voir ma recension in Villasante Cervello 2002b).

Deux citations permettent de préciser le discours de Bonte sur cette question, la première est issue de son texte co‐signé avec Edouard Conte et Paul Dresch (2001 : 18) :« Les travaux d’Ibn Khaldun, l’un des principaux penseurs politiques de l’islam et des sociétés musulmanes (Lacoste 1966), nous serviront souvent de fil directeur. Nulle part de manière aussi claire que dans les écrits de cet auteur sunnite, témoin « anthropologue » de son temps, ne se manifeste l’opposition entre communauté (Gemeinschaft) et société (Gesellshaft) (Tönnies 1887).

Sans adhérer à toutes les analyses de l’auteur de la Muqaddima, nous retiendrons sa vision du rôle des solidarités parentales (‘asabiyyât) comme fondement du pouvoir pour avancer une seconde hypothèse. Celle‐ci consiste à chercher dans l’organisation particulière du champ de la parenté les clés qui ouvrent à la compréhension des ordres politiques qu’illustrent, dans leur diversité, les sociétés musulmanes.

Dans le monde politique contemporain de l’islam, qu’il s’agisse de certaines monarchies tirant leur légitimité de la religion ou des formes républicaines de l’État, on observe les mêmes phénomènes récurrents d’individualisation du pouvoir et d’appel aux solidarités issues de la filiation ou de l’alliance, la même dialectique des rapports entre dominants et dominés, entre gouvernants et sujets, les mêmes difficultés à faire siennes certaines formes contemporaines de la démocratie.

Au‐delà, n’est‐il pas concevable de chercher les explications de cette « permanence » non dans un rapport exclusif à l’islam, mais dans la structure même de ces sociétés ? ». Nous voilà donc revenus au langage des orientalistes du XIXe siècle, avec leurs essentialismes culturalistes et leurs généralisations abusives sur le « monde arabe », les « sociétés musulmanes » ou, pire encore, le « monde politique contemporain de l’islam ». Or, comme l’explicite si brillamment Talal Asad dans Anthropology and the Colonial Encounter (1973b : 115), si les orientalistes ont souligné le rôle de l’islam en tant que « religion d’intégration », les anthropologues sociaux ont accordé aux « systèmes politiques tribaux » une fonction d’intégration semblable.

Ainsi, l’histoire islamique des orientalistes a sombré dans une synchronie essentialiste, pour les mêmes raisons que l’histoire africaine sombra chez les anthropologues fonctionnalistes (Asad 1973a : 113). Plus précisément(27) : « Puisque l’orientaliste est concerné par la définition d’une “société” d’une plus grande complexité, il doit procéder à ce que l’on pourrait appeler une forme d’intégration horizontale : le fait que les musulmans paraissent reliés entre eux, malgré leur assujettissement à des pouvoirs séculaires différents, par leur loyauté commune à l’islam en tant que système religieux — un islam qui est interprété par et bien sûr intégré au sein d’une communauté “internationale” d’hommes savants — les ulema, les eshaykh soufi, et ainsi de suite.

Ce consensus religieux horizontal est ensuite opposé par les orientalistes à une dissension verticale, au sein de laquelle “tout le reste est simplement temporaire et plus ou moins obligé de s’accommoder des caprices des constellations changeantes des détenteurs du pouvoir politique
”.

Ce contraste entre une société islamique intégrée et une politique islamique fragmentée a encouragé les orientalistes à opposer la supposée autorité universelle de la shâ’ria (loi islamique) à la constellation changeante des régimes politiques et des pratiques, souvent accompagnée de violence — une opposition qui préoccupait fortement les penseurs musulmans médiévaux.

En fait, on peut affirmer que, pour autant que l’on puisse dire que les orientalistes aient développé une théorie interprétative, elle est largement issue des écrits historiques des grands théoriciens musulmans médiévaux — Ibn Khaldun, Mawardi, Ibn Taymiyya. Le résultat est une remarquable confusion entre objet historique et sujet interprétant. » (Asad 1973b : 113‐114).

En un mot, pour Asad (1973a : 114), les anthropologues fonctionnalistes et les orientalistes se posaient une même question théorique (qu’est‐ce qui tient les sociétés ensemble ?) et ils apportaient des réponses proches en ce qu’elles se centraient sur un élément englobant : les « tribus » pour les premiers, l’islam et la shâ’ria pour les seconds.

Les anthropologues considéraient que la « société tribale » était définie par une politique normative, centrée sur les relations consensuelles entre les dirigeants et les peuples africains. Et les orientalistes considéraient que la société musulmane définie par la shâ’ria était fragmentée par les politiques séculaires, centrées sur les relations répressives entre les dirigeants et le peuple musulman. Or il devrait être évident que ni Ibn Khaldûn, ni les orientalistes du XIXe siècle ne peuvent être considérés comme des sources pour construire une « anthropologie des pays arabes ou de l’islam ».

Les tentatives de récupération de ces idées relèvent, pour paraphraser Edward Said, d’un orientalisme démodé et étroit qui prouve à quel point les Occidentaux continuent à penser que les « Arabes » ou les « Musulmans » sont exotiques et bizarres, avec une organisation sociale « tribale », un « islam » homogénéisant et uniformisant, et des érudits dont les propos seraient aussi légitimes que le Coran, avec le sacré en moins. Rendons à Ibn Khaldûn ce qui est à Ibn Khaldûn : c’était un savant, un érudit et un homme de lettres ancien, qui décrivait une situation sociale et politique de son temps, non pas dans le dessein de faire de l’histoire historienne occidentale, mais pour décrire, pour les siens, une réalité sociale sur des peuples étrangers.

A suivre …./

Mariella Villasante Cervello
: »Les producteurs de l’histoire mauritanienne. Malheurs de l’influence coloniale dans la reconstruction du passé des sociétés sahélo-sahariennes », in Colonisations et héritages actuels au Sahara et au Sahel. Problèmes conceptuels, état des lieux et nouvelles perspectives de recherche (XVIIIeXXe siècles), M. Villasante (dir.), Vol 1, 2007 : 67-131.

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22 [Traduit de l’anglais par Christophe de Beauvais, NDT].

23 Mes travaux dans l’Est du pays m’ont menée à considérer, comme Stewart, l’importance des deux référents guerrier et religieux, sur lesquels je reviens plus loin.

24 Rappelons ici que Sharbubba est un évènement historique qui est surtout connu des érudits de la région de la gebla où il eut lieu. Il fut repris par les auteurs coloniaux et fixé par eux comme un épisode fondateur des hiérarchies sociales des Bidân. Cependant, en dehors de cette région, Sharbubba n’est évoqué ni dans les traditions orales, ni dans les récits des bardes ; et seuls quelques érudits locaux ont entendu parler de cette « guerre de Bubba » dans la gebla.

Cette situation est tout à fait comparable avec celle qui caractérise la région voisine du Waalo au Sénégal actuel. En effet, comme le note James Searing (communication personnelle, mars 2007), Sharbubba correspond à l’évènement connu sous le nom wolof de Tuubenaan [période de conversion à l’islam] selon les sources françaises de la fin du XVIIe siècle. Mais cet épisode, connu également sous le nom de « guerre des marabouts », n’est important ni dans les traditions orales, ni dans la mémoire wolof, ni dans les récits des bardes. Certaines traditions Wolof du Waalo et du Kajoor font allusion à un roi qui fut démis de ses fonctions parce qu’il buvait de l’alcool et qui fut remplacé par un « marabout », qui était allié à une femme de la famille royale pendant un certain temps.

Néanmoins, cet épisode n’est pas déterminant dans l’histoire du royaume ou de la société wolof. Ainsi, seuls les universitaires qui connaissent les sources coloniales, les écrits des érudits locaux (comme Yoro Diaw) et éventuellement les traditions de Sharbubba, peuvent établir une relation entre cet épisode et la « guerre des marabouts » ou Tuubenaan dans la région du Waalo sénégalais. Bref, l’oubli de cet épisode chez les Wolof correspond très exactement à l’oubli des Bidân non originaires à la gebla ; ces faits montrent bien les difficultés de la fabrication coloniale de mythes d’origine chez les peuples saharo-sahéliens.

26 Voir en particulier son article : Être arabe au Sahara. Dénomination, identité, classement, in L’Astrolabe, Revue de l’Association française d’études du monde arabe et musulman, 2000 : 63-76. Dans ce texte, Bonte va encore plus loin dans sa pensée évolutionniste et orientaliste lorsqu’il affirme que « l’exemple maure peut être rapproché de l’évolution proche mais restée inachevée des sociétés touarègues voisines. »

Les Tuareg seraient donc un peuple « inachevé » du fait qu’ils ont choisi de ne pas devenir arabophones ou arabes. L’assertion est d’autant plus déplacée que les Tuareg vivant dans les régions de frontière de l’Azawâd et du Hawd manient le tamasheq, le hassâniyya et, dans le cas des érudits, l’arabe (Norris 2005). Dans un autre texte, Bonte (2203 : 143) se demande « comment faire des sûdân (Africains) des Arabes ? », question qui reflète sa pensée racialiste des identités sociales des arabophones mauritaniens, de quel statut qu’ils soient.

27 [Traduit de l’anglais par Christophe de Beauvais, NDT].






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